lundi 3 septembre 2018

les portes de l'enfer



C’était par une chaude journée de juin. J’avais un rendez-vous professionnel. Mon premier contrat que je signais seule. Mr G m’avait donné rendez-vous directement à son atelier. J’étais ravie d’y aller : un ferronnier d’art, moi qui aime le travail artisanal j’allais visiter son antre …

J’appelle pour connaitre son adresse et je ne comprends pas trop bien le nom de la rue donc je lui demande de m’épeler, ce qu’il fait de bon cœur jusqu’au dernier mot (que j’avais bien compris) : « verges, vous voulez vraiment que je vous l’épelle ? » ça commençait bien !
Mes collègues m’avaient indiqué la route (à l’époque pas de GPS) et surtout recommandé de revenir avec le dernier catalogue des œuvres du monsieur.


J’arrivai, comme à mon habitude avec 10 minutes d’avance, dans une ancienne ferme : un grand hangar, une roulette et une vieille voiture. Trois chiens en laisse aboyèrent à mon approche.  Deux hommes sortent du hangar, l’un d’eux a une blouse bleue d’ouvrier, je pense que c’est lui que je viens voir.
Nous nous présentons, nous serons les mains. L’autre homme s’en va. Je demande à Mr G avant d’en venir au contrat si je peux visiter son atelier car j’aime beaucoup la ferronnerie. Il a un drôle de sourire, me regarde en coin et me demande si je supporte la chaleur. Je lui réponds que pour l’instant ça va. Il faut coulisser la porte de son hangar et m’invite à entrer.



Et là je découvre …son travail. Du haut de mes 1m60 et de mes 25 ans, mes cheveux tombant jusqu’aux fesses, ma robe légère en coton, je mets mes mains sur mon ventre comme si ma future fille (je suis enceinte de 6 mois) pouvait voir ce que je vois :

D’abord je reperds les cages pour adultes, ensuite mes yeux se posent sur des chaines avec de grandes boucles pour le cou, les poignets et les chevilles. Je ne peux pas m’empêcher d’approcher, de toucher (j’aime toucher les matières). Sur un étal se trouvent des ceintures de chasteté. Il m’explique qu’il travaille généralement sur commandes.  Son regard reste toujours posé sur moi, malsain, jusqu’à ce que je comprenne qu’en fait il a un problème à un œil. Il me montre la dernière ceinture, un futur cadeau. Il commente son travail : les pointes de cous sont restées exprès pour entrer dans les chairs lors de la fermeture. Inconsciemment je fais une grimace de douleur et caresse mon ventre.
Il me demande si je veux continuer et j’acquiesce. Nous faisons donc le tour. Pour chaque création, il m’explique comment il s’y est pris, le travail avec son collègue qui fait les morceaux en cuir.  Il en profite pour me raconter des anecdotes : appeler à 3 heures du matin car les clés des menottes ont disparu et la personne enchaînée doit rentrer, son mari l’attend … nous passons trois quarts d’heure ainsi dans le hangar avant que je m’aperçoive qu’actuellement il travaille (tout simplement !) sur un portail en fer forgé.

Avant de sortir pour aller dans son « bureau », je lève la tête. Le bâtiment fait plus de 10 mètres de haut. Je découvre plein de vieux fusils accrochés. Il me parle alors de sa passion : la guerre 14/18 et tout l’armement qui va avec.
Il me propose d’aller voir son dossier. Je le suis et reste étonnée quand je le vois ouvrir sa roulotte. Je monte : une petite cuisine aménagée, une table et un lit au fond. Il n’a pas de chaise et me présente le lit. Je m’installe et il me rapproche la table. Il m’offre un verre d’eau et nous réglons le dossier qui m’a amené ici.

Au moment de partir, il m’informe qu’il n’a pas de catalogue et que mes collègues m’ont fait une blague. Il est plutôt content de mon comportement : contrairement à la plupart des personnes, je n’ai pas fait de réflexions négatives ni eu de jugement, j’ai même été intéressée par son travail.

Après mon congés maternité, j’ai repris mon travail en janvier. Un jour, je vois Mr G arriver : il porte des pantalons de tyrolien, un grand chapeau vert en feutre avec une plume de faisan. Il vient pour les suites de son contrat. Nous gérons vite la situation. Il me demande des nouvelles de mon bébé et avec un sourire en coin me dit qu’il va attendre qu’elle soit adulte pour lui offrir un cadeau. J’éclate de rire. Il doit y aller, il est pressé : il a une soirée très spéciale me dit-il avec un clin d’œil.

C’était il y a 23 ans, je m’en rappelle encore très bien. Ce qui est assez étrange, c’est qu’il y a un moment je racontais ça à un homme (mon inconscient ou mon instinct a dû s’activer pour que j’en parle comme ça … ou peut-être le verre de trop). Et il y a quelques jours, mon amie d’enfance m’appelle pour me demander si je me souviens de Mr G et de son entreprise « les portes de l’enfer » (oui j’ai changé le nom mais certains comprendront surement) : il vient de fermer son entreprise. Je ne sais pas si c’est pour raison économique ou pour retraite, impossible de lui donner un âge.
Ma fille n’aura donc jamais eu son cadeau … moi non plus d’ailleurs !

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